Poétique de l’instantané
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Invité par l’Ecole Normale Supérieure de Fès pour participer à la journée d’études dédiée à la célébration de la poésie, il m’a fallu, étant donné le temps imparti,  tenir la gageure d’évoquer en 7 minutes ce qui rapproche la photographie de la poésie. Voici le texte de ma communication :

J’ai été souvent interpellé pour expliquer le fait que sur ma page d’accueil Facebook (1), à la Une de la rubrique Infos, je me présente comme « Ôteur fautographe » avec une voyelle o surmontée d’un accent circonflexe. Ce signe diacritique sert en français à signaler, entre autres, une consonne latente comme l’amuïssement de la consonne « s » (comparer par exemple : « hôpital » et « hospitaliser ») ou la disparition d’une voyelle (par exemple « âge », autrefois « aage »). Autrement dit, l’accent circonflexe signale un manque ou quelque chose en moins.

À deux reprises, les auteurs des messages m’ont explicitement fait le reproche de maltraiter l’orthographe française !

Voici la teneur de ma réponse pour justifier cette entorse à l’orthographe :

« Auteur » est par définition un créateur à l’origine d’une œuvre relevant du monde de la littérature ou de l’art.

« Ôteur » forgé à partir du verbe « ôter » renvoie à une action qui consiste à enlever, soustraire ou retrancher quelque chose d’un tout. Il fait penser par exemple à l’activité toute manuelle de peler ou d’éplucher un légume ou un fruit. En conséquence, auteur, cela fait nettement chic pendant qu’ôteur nous renvoie à la kitchenette !

Cela posé, n’y a-t-il pas dans l’activité de toute personne qui manipule le couteau ou l’économe épluche-légumes quelque chose qui relève du sculpteur ? Une œuvre sculptée peut être obtenue de plusieurs manières mais la première qui nous vient à l’esprit est celle qui consiste, moyennant différents outils, à ôter de la matière à une masse (tronc d’arbre, bloc de marbre, etc.).

Aussi étrange que cela puisse paraître, plusieurs avis convergent pour affirmer que la photographie –cette écriture par la lumière- s’apparente par certains de ses aspects à la sculpture.

Dans l’un de ses ouvrages entièrement consacré à la photographie, Jean-Claude Lemagny (1992)  se risque à dire : « Une photo est un morceau arraché à l’emporte-pièce » (page 272). Au terme de plusieurs développements qui examinent les rapports entre la photographie, les arts plastiques et la sculpture, Lemagny finit par conclure : « Nous saisissons alors l’évidente symétrie où se tiennent, dans le panorama des arts plastiques, la photographie et la sculpture » (page 287).

Je vous laisse le loisir de le lire pour vous en convaincre.

L’exemple le plus simple pour comprendre que tout photographe est avant tout un ôteur est le suivant. Considérons ensemble la photographie d’en haut prise –sans alibi artistique- dans un quartier populaire. Cette scène colorée et animée se situe dans la médina de Fès à une heure de pointe aux alentours de 13 heures. C’est le quartier Aachhabine (العشَّابِين ) à l’origine corporation des herboristes) où se trouvent concentrées pas mal de gargotes. Au premier plan, un marchand de poulets. Deux boutiques plus loin, on voit de la fumée qui s’échappe d’une échoppe (spécialisée dans les grillades) et qui plonge l’arrière-plan dans un léger sfumato.

Pour les habitués de la médina, cette artère déborde de passants, de bruits et de musiques (marchands faisant la réclame de leurs produits, lecture en boucle du Coran, chansons populaires berbères ou arabes, reggae, etc.), d’odeurs (le nez est constamment en alerte confronté qu’il est à des senteurs agréables ou appétissantes ou à des émanations nauséabondes, etc.) et d’une palette de couleurs riches et variées.

Que reste-t-il sur une photographie de cet inventaire sommaire des attributs qui constituent la trame de notre scène ?

La photographie n’est pas une copie conforme du réel ne serait-ce que par le cadrage qui permet au photographe de délimiter une portion restreinte dans le large paysage (ici urbain) qui s’offre à ses yeux. Photographié, le réel subit de multiples ablations qui lui enlèvent un nombre considérable des propriétés qui constituent sa richesse. Par sa platitude et sa bi-dimensionnalité, une photographie perd la troisième dimension, le relief et la profondeur. Sur une image, ces notions ne sont qu’illusion. De même, les informations relatives aux sens auditif, olfactif et tactile font défaut : La photo est intrinsèquement frappée de mutisme : exit donc les sons, les bruits, les musiques, etc. Elle ne véhicule non plus aucune odeur. La photographie fige le flux des passants et arrête le mouvement et le temps.

Si le photographe choisit d’opérer en noir et blanc, les couleurs sont éliminées pour être remplacées par du blanc, du noir et une gamme de gris intermédiaires.

En conséquence, force est de constater que le photographe opère par soustraction et que toute photographie peut être assimilée à une peau de chagrin. L’écrivain Mohammed Dib (1998) avait bien saisi cette dimension appauvrie de la photographie : « La photographie capte l’instant et le fixe pour l’éternité. Là est le drame : elle assèche le temps, qui est expression de vie. Elle tarit tout ce qui, flux, s’écoule, passe, doit s’écouler, passer – et dès lors ne va plus s’écouler, passer» (page 107). ».

De façon encore plus percutante, André Gunthert (2000, page 149) affirmait que lorsqu’on photographie une ruine, le résultat obtenu est la ruine de la ruine.

Le philosophe-photographe Jean Baudrillard (2000) n’y va pas par quatre chemins : « Faire d’un objet une image, c’est ôter toutes ses dimensions une à une : le poids, le relief, le parfum, la profondeur, le temps, la continuité, et bien sûr le sens. C’est au prix de cette désincarnation que l’image prend sa puissance de fascination, qu’elle devient médium de l’objectalité pure(…) » (page 144).

C’est justement par ce dépouillement soustractif que la photographie diffère du dispositif scripturaire. Un écrivain procède par addition, énumération et accumulation. Pour étoffer sa description et développer sa narration, il concatène sur l’axe linéaire du temps de plus en plus de mots, de propositions, de phrases, etc. C’est l’écriture au kilomètre ! Face à la corne d’abondance de l’écrit, la photographie n’offre qu’une inhérente pauvreté. Mais comme disent les tenants de l’esthétique minimaliste : « Moins, c’est plus ! ».

Cette réduction drastique du réel opérée  par la photographie la rapproche surtout du haïku japonais, ce poème ultra court ne dépassant pas en tout et pour tout 17 syllabes et dans lequel le poète se préoccupe avant tout de « la saisie éphémère d’un instant » (Maurice Coyaud, 1978 : 15). Roland Barthes dans son séminaire du 6 janvier 1979 au collège de France avait insisté sur la « notation du présent » propre à ce poème : « (…) le haïku est une forme exemplaire de la Notation du Présent : c’est un acte minimal d’énonciation, une forme ultra-brève, une sorte d’atome de phrase qui note (…) un élément ténu de la vie «réelle». ». Cela ne va pas sans évoquer l’instantané photographique qui est une saisie fulgurante d’une scène donnée. L’une des acceptions de l’instantané est celle qui le considère en relation avec le temps de la prise de vue : « (…) l’instantané photographique qui capte en une fraction de seconde un sujet en action. Ici l’instantané photographique se définit par rapport au temps de pose et à sa réduction (…). Avec l’apparition d’appareils de petit format très maniables, l’instantané devient synonyme de temps suspendu, d’actualité, et l’image photographique se définit  comme trace de l’instant fugitif. » » (Dictionnaire de la photo).

Dans L’empire des signes, à la page 111, Roland Barthes fait appel à cet aspect fulgurant de la photographie pour affirmer que dans un haïku « le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière ». Plusieurs passages de son livre  La chambre claire permettent de comprendre que Roland Barthes considérait la photographie comme une sorte de haïku visuel.

Dans Incidents, Roland Barthes adopte une forme d’écriture brève et une poétique de l’instantané pour décrire des scènes qui ont pour unité d’espace le  Maroc. En effet, plusieurs fragments  de cette publication posthume évoquent par leur concision le haïku ou l’aphorisme. La densité visuelle de ces mini textes les apparente à des instantanés photographiques.

Benkirane Thami -Fès – 2021

Note

(1) https://www.facebook.com/BenkiraneThami

Bibliographie 

Barthes Roland (1987), Incidents, éditions du Seuil.

Barthes Roland (2015a), La préparation du roman. Cours au collège de France (1978-79 et 1979-80), sous la direction d’Éric Marty, éditions du Seuil.

Barthes Roland (2015b), L’empire des signes, éditions du Seuil.

Baudrillard Jean (2000),  Pour une esthétique de la disparition, in La photographie traversée, éditions Actes Sud, pages 142-147.

Benkirane Thami (2013), Roland Barthes au Maroc : analyse d’une image, in Actes du colloque Roland Barthes au Maroc, éditions Université Moulay Ismaïl, pages 77-84.

Coyaud Maurice (1978), Fourmis sans ombres. Le livre du haïku. Éditions Phébus.

Dictionnaire de la photo (1996), collection In extenso, Larousse.

Dib Mohammed (1998), L’Arbre à dires, édition Albin Michel.

Gunthert André (2000), L’horizon de la ruine, in La photographie traversée, éditions Actes Sud, pages 148-151.

Lemagny Jean-Claude (1992), L’ombre et le temps. Essais sur la photographie comme art, éditions Nathan.

 

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