Ce geste de la main qui peuple le royaume des ombres d’une ménagerie fabuleuse, ce geste d’une aisance inouïe qui est l’expression d’un tremblement de l’être devant le mystère de la mort et de la naissance va ainsi se transmettre pendant vingt mille ans sur les parois obscures.[1]
Entre noir, blanc et gris, sur fond du reflet d’une main cadrée à contrejour et à même la vitre d’une fenêtre à moitié voilée par un rideau, la première page de couverture du livre-album intitulé « Le regard proche : photographies (2014-2016)» de Nabil Wahbi, jeune artiste décédé prématurément, est un hommage posthume conçu et réalisé avec tact par le père poète et essayiste Hassan Wahbi. A la tête de la préface signée par ce dernier, une épigraphie de Cioran met en avant l’éloge du voir tel le geste accompli par le défunt dont le travail est « archivé » loin d’une acception que transitive, raisonnée et réfléchie: « Rien ne s’explique, rien n’est prouvé, tout se voit ».
L’auteur de la postface, Jacques Alessandra, appréhende, l’objet et/ou le sujet à l’œuvre, en rupture lui-même avec le ton et le risque commémoratif réduit au confinement rétrospectif, endeuillé. Le pari des deux nous semble avoir trait au désir de voir et, surtout, de faire geste contre, au fond, le binarisme éculé, handicapant et stérile quant au rapport à la diversité de la pratique photographique : privé vs public, artiste vs amateur : la grille à deux entrées préétablies condamnant nombre de types et de genres d’images dites fixes à l’ombre et au silence. D’entrée le préfacier noue un autre (nouveau) lien au bel et humble « héritage » du défunt : « Voir ce qui a été vu, c’est se lier à l’histoire d’un regard, même moindre, même modeste, même ténue. Ce regard, cet œil ouvert, sont attirés par le jeu du réel, là où les signes font dans l’aléatoire des choses et des êtres… ». Au propos subtile du premier seuil, passant outre ce qui risque d’empêcher l’acte de « nouaison » entre « choses », « signes » et « êtres », fait écho le second qui relève à travers le recueil d’une soixantaine de photographies l’élan porteur/porté par la singularité d’une identité rétive à toute grégarité : « Nabil Wahbi est fasciné par la terre des hommes dont il a déjà compris malgré son jeune âge qu’il faut creuser et creuser encore pour percer son mystère. Il en a gardé le goût des autres, de l’intime des autres et des choses, le singulier, pas le collectif. Aucune photo de foule, de masse. Seulement des individualités. Des solitudes. Seuls les silences et les murmures l’intéressent ».
En dehors de la moindre hiérarchie facile, le parti pris à l’œuvre ici relève du « vernaculaire » aidant à considérer de près la singularité d’un essai photographique rigoureusement amateur : « La photographie vernaculaire est par nature ce qui laisse la place à ce qui se passe devant la caméra, dans la caméra elle-même. Elle laisse advenir des accidents, des conjonctions. La photographie a introduit dans le champ des images l’inattendu, l’écart, la faute, le bienvenu, le malvenu. Le vernaculaire c’est tout ce pan ; photos amateur, de presse, de mariages, de boutiques, les portraitistes qui travaillaient en studio, etc. On arrive à un moment où les frontières entre ce qui serait de l’art et ce qui n’en serait pas sont devenues poreuses. C’est en fait le bout d’un processus qui a été introduit par les avant-gardes des années 1920 et 1930, qui ont cherché à s’affranchir de ces frontières ».[2] Dans le sillage de la mémoire dudit « vernaculaire », – dont les deux représentants des plus célèbres : Henri Cartier Bresson et Walker Evans, sont cités par H.W -, se dit avec force le désir d’images autant que le désir de vie ayant animé, motivé le bref et riche parcours du photo/phile/fils.
Au plus près de ce qu’il nomme ailleurs état d’« imperfection »,[3] le père poète et essayiste adosse sans hésiter le recueil à la fragilité et à la force ainsi qu’à la vacuité et à la consistance du langage littéraire : «Le photographe n’est pas ici un fournisseur de clichés péremptoires, mais un amoureux du réel. Le regard ou la passion du regard est une façon, comme pour le langage littéraire, de réinventer la musique des présents, des moments immédiats ».
Dans la préface du recueil « Eloge de l’imperfection » cité ci-dessus, voici ce qu’écrit Abdellatif Laäbi : « La vérité vient habiter/la moitié de notre regard/la moitié de notre pensée/le reste ne nous appartient pas ». En rupture avec le langage (de l’)absolu, les termes de la méta-poétique énoncée par l’auteur de L’œil et la nuit concorde avec ceux du discours méta-photographique cherchant aux seuils de l’album à se dégager de tout partage exclusif. Partage s’érigeant le plus souvent au nom de règles plus socio-culturelles que proprement artistiques.
L’acte d’osciller entre photo-tableau, vues composées, et photo-nature, vues instantanées, fait du jeune « disparu », Y.W, celui dont les images dites fixes continuent de se chercher vers ce qui s’empêche de verser dans la moindre volonté de prise de vue (vie). Troublantes et lumineuses sont ici ses deux ou trois visites aux cimetières. Face aux modèles, anonymes familiers et/ou familiers anonymes, une logique de proximité et de distance y est constamment de règle. Agadir et Essaouira, souvent dépôt de clichés, la présence de ceux et celles qui y habitent, réussit à les pourvoir d’une émouvante et réelle épaisseur humaine et visuelle.
Au cœur d’un territoire à urbanité-ruralité convenue, évidente autant qu’étrange, père, fils et ami sont, ensemble et séparément, en quêted’une extimité où fait résurgence, encore et toujours, le « tremblement de l’être » (J. Rouaud) à travers des traces vivaces, irrépressibles. Les images-gestes d’un œil-main tiers cadrant, pointant moins le révolu que ce qui advient encore et toujours. L’album, œuvre comm’une, en partage, s’édifie ou, tout au moins, s’esquisse en tombeau photophile, en quête.
Abdelkrim chiguer
[1] Jean Rouaud, Préhistoires, Folio/Gallimard, 2007, p., 65.
[2] Cf. Clément Chéroux, Vernaculaires, essais d’histoire de la photographie, Éditions Le point du jour, Paris, 2013.
[3] Edité par Al-Manar, Casablanca, 2012.